nagasaki

Publié le par flo

dévoré ce petit bouquin cette après-midi avec le soleil en balance et un milan noir au-dessus du silence...

« C’est important, revoir, s’est-elle dit. Cependant, à peine était-elle parvenue à quelques dizaines de pas de la porte d’entrée que son sang s’est refroidi brutalement. Un écriteau « À vendre » pendait à la porte. Lourdement, brutalement, elle a dégringolé dans le temps, jusqu’à se retrouver à l’âge de huit ans, lorsque, pour la toute première fois, elle avait eu l’affreuse sensation qu’on lui arrachait un pan de sa vie. Un demi-siècle plus tard, ce souvenir était toujours douloureux. Elle avait donc huit ans, et ses parents et elles n’avaient pas déménagé depuis un an, quand, un soir de la saison des pluies, son père l’avait emmenée en promenade, malgré l’heure avancée et la moiteur. Mais il l’y tenait, et elle l’avait suivi. Ils étaient descendus à un arrêt de tram familier, dans leur ancien quartier. Là où, toute petite, elle courait sur les trottoirs avec ses premières camarades de jeu, sous la vigilance de Mme Kawakami. Et comme ils prenaient le coin de la rue, il lui a dit regarde bien, et tous deux ont regardé longuement et sans un mot leur ancien immeuble, éventré, béant, comme un plan de coupe dans les manuels de géologie ou bien comme une planche d’anatomie, avec ses pièces pour moitié dévorées par les engins de terrassement. Quoi ?! Elle apercevait, comme elle ne l’avait jamais pu, la chambre où elle avait passé ses huit premières années : de l’extérieur, composante minuscule d’une maison de poupée. Démeublée, par surcroît. Pour le reste, tout était là : le papier peint, les portes. Un évier pendait dans le vide. Pourquoi dépeçait-on sa haute enfance ? Qui se permettait ce sacrilège ? C’est la vie, avait répondu le père en la prenant dans ses bras, la vie, et elle s’était mise à pleurer. Je voulais te montrer « la maison » avant qu’ils achèvent de la démolir, lui avait-il soufflé à l’oreille. »

© Eric Faye, Nagasaki, éditions Stock, lauréat du Grand Prix du roman de l’Académie Française 2010.  parata12.jpg

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